Amsterdam, le 25 mars 1990
Cher inu,
Merci pour tes si belles lettres.
A chaque nouvelle lettre, je prends la décision de lire tous les matins une phrase, parce que tu me dis alors chaque jour pendant des semaines quelque chose de nouveau, mais dès que mes yeux tombent sur le premier mot, ils volent comme un ovni au-dessus des lignes, je perds le contrôle de moi-même et mon projet tombe à l’eau. Au dernier point, ta lettre n’est pas rangée avec les autres lettres d’amour, car je recommence depuis le début, jusqu’à ce que je puisse citer chacun de tes mots par cœur.
Lettre 4 : « D’après moi tante tante Yemina est lesbienne. »
Lettre 9 : « Quand allons-nous nous marier ? »
Lettre 17 : « Hier je suis allé au marché de Driouch et un imbécile m’a vidé les poches. »
Lettre 15 : « Papi est tombé de la mule, il a failli mourir. »
Lettre 33 : « Hier, tu es retournée avec ta famille aux Pays-Bas, mais tu as oublié tes lunettes de soleil. »
Lettre 34 : « Cela ne te dérange pas que j’utilise tes lunettes de soleil, si ? »
Lettre 1 : « Je crois que je t’aime. »
Je suis allée chercher le papier parfumé chez la voisine. A mon avis, tu as répandu un peu de musc sur les lettres. Tu veux bien ne plus le faire ? Le vendredi, mon père se pulvérise du musc dans le cou juste avant d’aller à la mosquée. Ça pue.
Sans madame Paula, je ne sais pas comment je pourrais emporter en cachette dans ma chambre tes mots doux, tes plaisanteries, tes rêves et tes projets audacieux. Sais-tu qu’après chaque lettre postée, je vais sur le balcon après les cours ? J’espère que madame Paula me fera un grand geste depuis sa serre : le signe que je dois demander à mère si je peux aller faire un tour chez la voisine. Même si elle habite à côté de chez nous, le trajet pour aller chez elle me paraît interminable et plein de tentations. L’excitation que je sens se répandre dans mes veines me dit qu’à travers ma bouche je dois partager ma joie avec le monde extérieur et dévaler les escaliers mais, quand je l’écoute, le feu de la méfiance s’éveille en moi : c’est le début de la fin.
Cela ne peut se finir que par nos corps enlacés. C’est ainsi que s’achevait ta dernière lettre.
Madame Paula comprend que je ne peux pas recevoir de messages de toi à la maison. Toutes les lettres en provenance du Maroc sont destinées à mon père. Ce sont des relevés de la Banque Chaabi. As-tu jamais remarqué la beauté et la robustesse du cheval qui apparaît sur l’enveloppe ? Cet étalon marron me fait penser au cheval de ton père. Comment va-t-il ? A-t-il toujours peur des salamandres ? Je n’ai à vrai dire jamais compris pourquoi vous avez un cheval. L’âne transporte l’eau de la source dans des cruches sur son dos. La mule se charge d’acheminer les courses hebdomadaires. Mais que fait le cheval, au juste ?
Dernièrement, j’ai entendu le facteur glisser le courrier dans la boîte aux lettres. Quand j’ai ramassé les enveloppes sur le paillasson piquant, j’ai vu qu’il y avait parmi elles un relevé de la Banque Chaabi.
Nous sommes allés ensemble à la plage de Tazagine sur le dos lustré de Hadou, c’est ainsi que j’appelle le cheval de l’enveloppe. Tu tenais solidement la crinière coupée en biais de Hadou. Mes bras te serraient la taille et mon visage s’appuyait fort contre ton dos.
Rmoestfa, comme nous allions vite ! Parfois nos fesses décollaient de son dos brun doré et cela me donnait le fou rire.
Cette bête allait si vite que de l’eau et du sable te giclaient au visage. Ha, ha ! Tu avais l’air tellement drôle quand nous sommes descendus de Hadou. Sous un figuier, je t’ai lavé le visage. Tes lèvres s’étaient transformées face au vent en morceaux de chair séchés. Je t’ai léché les lèvres jusqu’à ce qu’elles forment le bel orifice rouge et charnu de ta bouche.
J’ai attaché Hadou à l’arbre et j’ai dit : « Le premier arrivé en haut. »
Je n’ai pas apprécié que tu me laisses gagner, Rmoestfa.
Je ne sais pas pendant combien de temps j’ai regardé le blanc de l’enveloppe et Hadou dans le hall d’entrée. Quand je pense à toi, j’ai l’impression que le temps s’arrête, et quand je suis auprès de toi, qu’il n’y en a plus du tout. Comment fais-tu, dis-moi ? Les six semaines que nous passons chaque année à Tazagine sont terminées avant que j’aie le temps de m’en apercevoir. Mes camarades de classe néerlandais d’origine marocaine se plaignent toujours que les vacances dans leurs villages durent bien trop longtemps. C’est qu’ils n’ont personne comme toi.
« M-m-m-mais qu’est-ce que tu fais là, Zoeliga? » l’ai-je entendu dire. Il s’est approché de moi et a dit en béguayant : « T-t-tu es am-m-moureuse d-d-de l’âne ? » puis il m’a pris la lettre des mains. Il s’est penché en avant pour ramasser les autres lettres, qui m’étaient tombées des mains pendant que je fantasmais.
Mon père ne s’intéresse qu’à son compte en banque marocain. Une grande partie de l’argent qu’il gagne en faisant le ménage, il l’envoie dans son pays natal. Il évacue même l’argent que l’on donne aux Pays-Bas aux parents pour qu’ils achètent des vêtements convenables à leurs enfants. Il veut construire aussi vite que possible à Nador une maison à trois étages avec une grande antenne parabolique sur la terrasse sur le toit. Nous ne passerons alors plus nos vacances à Tazagine. Comment allons-nous faire, Rmoestfa ? Est-ce que Nador est loin de Tazagine ? En fait je devrais le savoir, car lorsque nous arrivons en ferry à Mritch, nous passons ensuite par Nador pour aller à Tazagine, mais je m’endors toujours à la frontière, parce que nous devons attendre des heures. Après ces milliers de kilomètres, les vacanciers sont un peu fatigués et des disputes éclatent facilement. Mais je ne comprends pas vraiment, alors que ces clowns de la douane nous font attendre en pleine chaleur, pourquoi tout le monde se comporte si bizarrement les uns envers les autres ? Je m’embrouille complètement et je m’endors avec un mal de tête.
Et maintenant ne va pas tout de suite penser : tu te fais toujours du souci, alors que tu n’as que douze ans. Toi tu as treize ans, Rmoestfa, et tu ne t’inquiètes jamais, mais c’est parce que tu es un homme et moi une femme. C’est ainsi que Dieu a réparti les rôles.
Mais tu sais, quand mon père m’a demandé si j’étais amoureuse du cheval de la Banque Chaabi, j’ai presque répondu « oui ». Je suis tout simplement folle de tout ce qui me fait penser à toi. Le week-end, il y a parfois des hommes qui font de la gymnastique à la télévision, alors je regarde l’écran pendant des heures. Les hommes qui font de la gymnastique me font penser à tes sauts périlleux sur la plage de Tazagine.
Tu imagines s’il s’apercevait de tes caresses et de nos projets de mariage ! Je recevrais tout de suite une bonne correction. Toi tu recevrais des coups cet été et je suis sûr que cet emmerdeur de Rachid te flanquerait aussi des baffes, parce que c’est mon frère, et qu’il doit soi-disant protéger l’honneur de la famille.
Taz.
Je sais d’ailleurs comment traiter Rachid de tous les noms sans qu’il s’en aperçoive. J’apprends toutes sortes de mots difficiles et blessants dans le dictionnaire et, quand il recommence à jouer les durs, je les lui balance.
Récemment, je suis tombée sur un mot et j’ai été vraiment soulagée qu’il existe.
Hypocrite. C’est quelqu’un qui n’est pas sincère. Quelqu’un qui dit une chose, mais qui pense le contraire, il la dit seulement parce que c’est ce qu’on attend de lui. Tu me suis toujours ?
Mon père est un vrai hypocrite. Je sais que jamais il ne t’accepterait, cela n’a rien à voir avec toi, mais avec mon père. Mon père déteste ton père, parce qu’il lui a piqué, il y a je ne sais combien d’années, un lopin de terre et voilà pourquoi tu ne pourras pas devenir mon mari. Mais il dira qu’il ne trouve pas raisonnable que sa fille épouse le fils de son frère, alors qu’il est marié à sa cousine.
Mais je me fiche bien de ses mensonges. Dans quelques années je serai majeure, et donc libre. Alors je partirai de la maison, j’irai travailler et tu viendras aux Pays-Bas. Jusque là, je dois être prudente, s’il venait à apprendre que tu es mon ami, et que nous nous écrivons des lettres, je recevrais des coups. Il m’étranglerait, j’en suis sûre, il l’a fait encore récemment.
A la mosquée, il s’est fait critiquer par l’imam et ses copains de prière. Ils étaient mécontents que sa fille ne porte pas de voile. Il est rentré à la maison avec toutes sortes de tissus carrés et il m’a dit : « T-t-tiens, m-m-mets-le. » J’ai refusé, mais il n’était pas d’accord. Cela a dérapé, parce que j’ai dit « M-m-mets-le t-t-toi-même ». Je savais que l’époque sans voile était terminée, tout ce qui me restait, c’était de l’humilier.
Mon père ne peut pas prononcer une seule phrase sans bégayer, et c’est son point faible. Quand on met le doigt dessus, il se met dans une colère noire. Il me pinçait encore et encore. Il n’a arrêté que lorsque ma mère a cassé une chaise en bois sur sa tête. Il m’a lachée, il s’est jeté sur ma mère et il a commencé à l’étrangler. Mais ma mère ne va pas mourir, elle est déjà morte depuis des années. Elle est morte le jour de son mariage.
Oui Rmoestfa, mon père n’est pas seulement un hypocrite, il est aussi très dangereux. Ne l’oublie pas !
Encore un mot à propos de l’imam ; il est nouveau à Selsabiel, dans la mosquée de notre quartier, et il est complètement dingue !
Il y a quelques semaines, nous avons reçu de la visite et mon père a ordonné : “L-l-les femmes v-v-vont dans l-l-l’arrière-cuisine et n-n-nous irons nous ass-ss-seoir dans le s-s-salon ». Ce refkied tout frais de Selsabiel interdit aux femmes et aux hommes de s’asseoir ensemble pendant un repas avec des invités. Il dit que manger ensemble mène droit en enfer, mais à Tazagine nous mangeons tous ensemble, même les moutons et le chien mangent avec nous.
C’est grâce à ces repas pris en commun que nous avons appris à nous connaître, tu te souviens ?
De sa chaire en bois, l’imam maudit chaque semaine les pratiques des mécréants de l’iromyen. Mais pendant l’enseignement du coran, les garçons et les filles sont pourtant bien assis ensemble dans la même pièce. Tu y comprends quelque chose ? Tu devrais voir les yeux de ces dégoûtants, tous les samedis et dimanches, ils regardent mon corps goulument, et en particulier mes seins, comme si on y voyait quoi que ce soit.
Apparemment, pendant le prêche de vendredi dernier, il s’est attardé à parler pendant dix minutes du bikini. Il a averti les visiteurs de la mosquée (les hommes) qu’ils ne devaient pas aller à la plage, car cela mène aussi en enfer. D’après moi, il a lui-même envie d’aller à la plage sans qu’on le voie.
Tfu !
À propos de bikinis. J’ai acheté un joli deux-pièces, tu es le premier à le savoir, mais tu es toujours le premier. J’espère que j’arriverai à emporter le bikini au Maroc, je le mettrai pour toi là où la plage est déserte. Peut-être que le mieux serait derrière une meule de foin, on ne risque pas d’y trouver des fouineurs.
J’ai tiré les rideaux devant la fenêtre et j’ai fermé la porte de ma chambre à clé. Dans mon lecteur de cassettes, j’ai une cassette de Said Mario. Tu connais le morceau Wajow, a mammi inu ? C’est vraiment de la bonne musique pour danser.
Said Mario chantait et j’ai retiré lentement mes vêtements un à un en dansant devant le miroir. Cela s’est passé naturellement, comme si je recevais une mission d’en haut.
Rmoestfa, quelque chose de très curieux est arrivé ; je me suis vue vraiment pour la toute première fois dans le miroir. Bien sûr j’ai déjà vu ma tête dans ce miroir mais, alors que je portais encore mon voile obligatoire, j’ai pris conscience de mon corps. Je n’arrêtais pas de regarder. Et cela me faisait plaisir.
Je savais que j’avais des cuisses, mais pas qu’elles avaient quelque chose à raconter, une toute autre histoire que mes jambes, ces porteuses tranquilles, ces travailleurs sans ambitions, alors que la chair qui, depuis mes genoux, prend du volume à mesure que l’on remonte n’a absolument rien à voir.
La peau camoufle peut-être la tension, mais sous mes couvertures brun clair se cache une séductrice capable d’hypnotiser.
J’ai été tout simplement séduite par mes propres cuisses, ce qui a provoqué une sensation de picotements dans mon ventre. Et c’était comme si mon cou était en feu, partout des plaques rouges. Mais ce n’était pas tout, parce qu’une force inconnue a attiré ma main droite vers mon vagin et fait aller et venir mes doigts.
De plus en plus vite.
Le feu dans mon cou avait entre-temps mis le feu à ma tête. Je ne dansais plus, je cédais à la contrainte de me masturber.
Vvvite, de plus en plus vvvite.
A un moment donné, ma respiration s’est emballée, chaque fois que je prenais une inspiration, cela se faisait par étapes. Mon bas-ventre a diffusé partout des frémissements agréables, jusqu’à ce il me donne l’impression d’être sur le point d’exploser. J’avais envie de crier, mais c’est impossible dans cette maison, je me suis donc enfoncé une serviette dans la bouche et j’ai couiné à en faire vibrer toute la chambre.
En pleine confusion et épuisée, je me suis dirigée vers mon dictionnaire. D’après le livre, j’ai eu un orgasme, Rmoestfa. Ce que c’est, je te le montrerai cet été. Ce sera merveilleux. En attendant, nous nous écrirons. Je te verrai chez la voisine Paula.
Smmmac, smmmac et encore smmmac,
Zoeliga
Het bovenstaande verhaal verscheen in 2009 in de bundel Lettres a un jeune marocain, onder redactie van Abdellah Taia, vertaling Hester Tollenaar.